Chroniques d’un ex-détenu
Gaston Bourdages, condamné à sept ans de prison pour le meurtre de sa conjointe en 1989, raconte son chemin vers le pardon
Chapitre 1
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C’est samedi. Dans la cafétéria quasi déserte du pénitencier où «j’habite», avec un plus jeune que moi, je prends place à une table. Conversation à bâtons rompus jusqu’au moment où, sans aucun avertissement, je lance à mon copain de taule cette question : «Tu connais-tu ça toi, les Dix commandements de Dieu ?»
«Ben moi, je les ai fuckés du premier au dernier…et s’il y en avait onze, je me serais organisé pour fucker celui-là aussi.»
Je viens de vous présenter un des topos de ma vie d’avant la tragédie et qui, dans une certaine mesure et mesure certaine, explique le drame dont j’ai été l’auteur en 1989.
Pour autres tableaux de cet avant-drame : comme chanté par Marjo, ma vie d’avant le l’ai vécue «à fond la caisse» ou encore comme le décrit ce jeune sportif qui, interviewé, nous dit qu’il donnera son 110 %.
Genre ? Extrême, excessif, abus de toutes sortes prédisposant au burnout. En ce qui me concerne : épuisement émotionnel, rationnel, spirituel et corporel.
Pour celles et ceux non familier(ères)s avec ce que sont les Dix commandements de Dieu, ils sont l’équivalent de règles de profonde et grande moralité, je dirais de base.
Au plan de ma vie personnelle : deuxième d’une famille éclatée de cinq garçons, douze années d’études mais avec aucun diplôme, arrivée hâtive, en crise familiale, sur le marché du travail, trajet professionnel débouchant sur une importante (pour l’époque et la région) transaction d’affaires totalement légale mais toute aussi absolument malpropre.
À la folie des millions j’ai succombé. Ma rhétorique non partagée du moment : «Money talks !» Oui, c’est l’argent qui parle. Un type d’argent m’offrant, du même coup, des accès au pouvoir, capacités auxquelles j’ai données des couleurs et saveurs machiavéliques. Sur l’ensemble de cette occasion dorée (bullshit) j’ai sauté.
Ajoutez à ce qui précède, deux mariages. Un premier religieux et civil suivi d’un deuxième, que civil.
Deux unions qui, à des degrés différents, ont été ratées et d’une durée de neuf ans chacune.
Des enfants ? Oui, un fils naturel (biologique) conçu avant le premier mariage et un fils, celui de ma deuxième épouse, que j’ai légalement adopté.
Le genre de mes parentalités ? Absente.
1988. Rencontre tout à fait fortuite, dans une maison dite de prières, avec celle qui deviendra «ma» victime. Pas un coup de foudre mais comme une explosion, un aimant très fort exigeant que je me présente à elle.
Début d’une relation… comment la qualifier ? Un rapport entre deux êtres humains en quête, en très profonde quête. Dans mon cas, en quête de libération intérieure, car fortement hypothéqué j’étais alors au plan affectif, au plan spirituel et au plan rationnel.
Une relation qui, je le constaterai plusieurs années plus tard, était profondément toxique, délétère pour nous deux.
Comme le sacre est, pour un nombre important de gens du Québec, passablement «in», «cool» par les temps qui courent, je vous décris en québécois le genre de couple que nous formions : «Un beau tabarnak et une petite crisse». «Ma» victime et moi n’avons jamais formé ni de couple ni de NOUS.
Arrive 1989. Plus précisément la semaine du 13. Une semaine fatale, implacable. Le 13, je suis expulsé de l’entreprise dont je détiens un important pourcentage des actions.
Le lendemain 14, jour de la Saint-Valentin, «ma» future victime m’annonce que je m’en vais la conduire à un rendez-vous avec un autre homme.
Jeudi le 16, j’apprends que la décision de m’évincer de l’entreprise aurait été prise entre mon ex-associé d’affaires et celui, qui, à l’époque, m’avait invité à renouer avec la pratique religieuse. Il m’était sorte de gourou spirituel.
Le tapis, celui de la vie, me glisse sous les pieds. Je me sens déraper. Tout autour de moi s’effondre… comme les tours à New York le 11 septembre. La détresse s’installe si subtilement dans l’entièreté de ma personne.
Le 18, j’explose. Neurones et synapses dans mon cerveau éclatent.
Il y a mort humaine. La mort de «l’autre» au lieu de la mienne.
Chapitre 2
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18 février 1989, mort de l’autre. Mis aux arrêts le 21 ou autour. Incarcération à l’infirmerie de la prison, question de vérifier si je suis apte à subir une enquête préliminaire alors que je suis totalement «out of this world», mortellement mal en point au plan émotionnel, rationnel, corporel et spirituel. Bref, tout de ma personne est dans la pire des dèches.
Mon statut de prisonnier d’alors ? Prévenu*. Condition carcérale où, pour qui en fait un choix, devient aussi occasions idéales pour réfléchir, penser, méditer, faire examens de conscience pour en arriver à dresser un bilan de sa vie comme le suggère tellement bien Le Penseur d’Auguste Rodin.
En sus de ce qui précède, l’emprisonnement favorise pour qui en prend aussi la décision la mise en forme physique.
Avec de l’aide, je me mets à l’œuvre. Un «contrat» entre moi et moi avec l’aide des autres et dont la réalisation s’étendra sur une période de 23 ans et quatre jours bien comptés qui, au fond, constituent « ma » vraie sentence.
Sans ordre chronologique, voici quelques moments forts dans mes souvenirs de cette première incarcération.
En tout premier lieu : le bilan. Oui, faire le plus introspectif examen de l’état des lieux de toute ma personne et de toutes mes composantes. Le diagnostic d’alors ? Ma vie, c’est zéro plus une barre. Je n’ai plus rien et si pire encore. Dans un large cylindre noir je me sens descendre. Les parois auxquelles je tente de m’agripper me glissent sur les mains. La descente est vertigineuse, étourdissante. Et mon cerveau d’être, du même coup, martelé : «Je n’ai plus rien, j’ai tout perdu…» Jusqu’à ce que j’entende, venant de je ne sais où, cette petite voix qui me glisse, subtile et forte à la fois, à l’oreille et au coeur : «Chut, tu as la vie !»
Cette inattendue, imprévue, voire un tantinet déroutante pensée m’arrive à la vitesse et à la lumière d’un éclair alors que l’idée du suicide m’adresse d’hypocrites clins d’œil.
Qui, dans un tel état de faits et de réalités, ne penserait pas au suicide ?
Je décide alors de vivre. Nonobstant le fait que mon bilan de vie est à ce point empreint et pétri d’une lugubre noirceur, celle de la mort de «l’autre».
Mon élémentaire, réaliste et sépulcral inventaire terminé, je lance, un soir que je déambule dans le corridor attenant aux cellules, cette suppliante et intérieure prière : «Mon Dieu ! Aidez-moi à réparer ce qui traîne dans ma vie.»
J’ignore alors la portée de cette demande, prière qu’il m’arrivera, au cours des années à venir, d’en regretter la formulation.
Pour autre période signifiante de ma première période d’incarcération : mes nominations à titre de capitaine de wing** puis de président de secteur***.
J’ai oublié de vous confier ma réaction lorsque je suis arrivé dans la wing. À travers les espaces des barreaux si froids d’acier me séparant de la salle où prennent place quatre à cinq prévenus, une vérité me saute, froide et spontanée dans la face : «Et dire que j’ai déjà jugé ces gens… !» J’étais maintenant de ceux-là.
À plus et mieux y penser, j’étais, au cours de cette première période d’incarcération, dans la tombe de ma propre vie mais vivant. Sans plus.
Arrive décembre 1989. Suis «en dedans» depuis dix mois. Après avoir consulté les procureurs affectés à mon dossier, le tribunal tranche: sentence de sept ans.
Quelque temps plus tard, je suis transféré… en route vers «l’université du crime ou de la réhabilitation, au choix de l’étudiant».
*Un prévenu est en attente de jugement (coupable ou non), alors qu’un détenu a été condamné.
**Terme utilisé anciennement pour désigner une aile dans une prison.
***L’ensemble des wings d’un étage de prison.
Chapitre 3
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J’ai la chienne. Passablement même. Avec d’autres condamnés, je prends place dans l’autobus scolaire, mais pas jaune celui-ci. Un autobus avec une vocation bien particulière : celle d’être affectée au transport d’élèves se dirigeant vers l’université du crime ou de la réhabilitation.
Notre destination : le centre dit de classement de Sainte-Anne-des-Plaines. Endroit où tous les Québécois condamnés à une sentence de plus de deux ans sont dirigés pour, ce que j’appelle, un stage d’évaluation. Une fois ce noviciat terminé, le choix supervisé et encadré de notre future université est déterminé. En ce qui me concerne, ce sera l’Université de Cowansville, institution carcérale de niveau de sécurité dit médium.
Avec du recul, je perçois ce passage à Sainte-Anne-des-Plaines comme une sorte d’institution dite de transition entre la maternelle, ci-devant la prison provinciale, et le niveau universitaire, le pénitencier. À Sainte-Anne, je côtoie des pros du milieu, pour un fort pourcentage. Certains soirs, je suis littéralement buzzé tant le choc est grand. Sur la pointe des pieds, je m’intègre au groupe. Un codétenu, un habitué de l’environnement, me prénomme «Pop’s», sorte de respectueuse délicatesse me permettant une meilleure insertion au groupe et à la vie de pénitencier. Je suis vraiment dans un autre monde.
Puis, de bon matin, «Hops !», un autre voyage en autobus scolaire aux couleurs pénitentiaires.
À l’arrivée, le choc est, une autre fois, énorme.
Entre l’atmosphère de mes dix mois d’attente de sentence en maternelle et la pesanteur ambiante et ressentie du milieu pénitentiaire, la différence est immense. C’est le milieu que je méritais. J’y suis aussi pour faire examens et prises de conscience.
Pour un temps, ma cellule en sera une de catégorie « duplex ». Oui, deux par cellule avec lit superposé. Mon copain de taule, un jeune vieux du milieu. À ses dires, motard de profession. L’intégration je poursuis avec de belles rencontres et de nourrissants liens je tisse. Ne sommes-nous pas tous reliés ? Tout d’abord par le crime et par moult chapitres de nos histoires de vie.
Les semaines tournent. Me voici choisi, par des pairs codétenus, pour assumer le rôle, pour un temps, de secrétaire du comité des détenus. Une désignation revêtant un certain statut, je dirais, de notoriété dans le milieu.
Trois lieux, en particulier, je visite et ce, par besoin, par goût : le gymnase, la chapelle et de façon plus ponctuelle, la bibliothèque. Trois endroits qui me sont, je dirais, fort représentatifs, voire même collaborateurs à toute souhaitée réhabilitation dans laquelle j’ai fait le libre choix de m’investir.
Une expérience du «trou» je fais. Le «trou» équivalant à prison en prison ou encore à l’abîme dans le système carcéral. C’est le plus creux où je puis me retrouver. C’était, à l’époque, mon cas.
Au trou, je réfléchis. Sur ma santé mentale. Je doute du niveau de celle-ci. Et à une autorité de l’Institut Pinel, j’écris pour y être admis. Je veux être évalué.
Demande acceptée. Le séjour ? Un mois où je côtoie de grandes, très grandes souffrances. Le verdict tombe. Je ne suis pas psychiatrisable. Au pénitencier je retourne et du statut de chômeur je bénéficie.
Il m’est alors suggéré d’effectuer un retour aux études. Fébrile, je saute sur l’offre et me vois accepté, un cadeau, à l’intérieur du cours en sciences humaines, niveau cégep. Oui, des cours en sciences humaines pour m’humaniser. Soyez convaincus que j’en avais besoin. Plus encore, je voyais dans ce retour sur des bancs d’école une occasion dorée de sortir de cette vaste atmosphère à saveurs et couleurs négatives. Plus est, j’avais quitté l’école à 17 ans. Maintenant emprisonné, j’en avais 46.
Les mois passent et le grand ménage de ma personne, celui entrepris dans les premiers mois de mon incarcération, se poursuit.
Un jour, j’entends une intervenante me confier : «Vous ne foutez plus rien de bon en-dedans.» J’en déduis que le système carcéral, celui du pénitencier, n’a plus rien à m’offrir. J’ai atteint un niveau de conscience tel qu’une demande de libération conditionnelle est présentée aux autorités concernées.
Important ici de mentionner que je coûtais, tout comme mes «confrères» codétenus, environ 300 $ par jour aux contribuables canadiens.
Demande de libération acceptée avec plusieurs conditions.
19 mars 1991, je quitte l’Université avec derrière moi grillages, portes en acier, barbelés, guérites, couvre-feu, intervenants et intervenantes de qualité et autres. Le cœur gros, je pars laissant aussi derrière moi des «chums», ceux ayant contribué à mon besoin et désir de réhabilitation. Destination : première maison de transition.
Mon esprit, mon cœur, mon corps et mon âme, physiquement libres, sont encore intérieurement et profondément prisonniers. Je suis captif de ma propre personne et, aussi, dans ma propre personne. J’ai à poursuivre le ménage amorcé en 1989. Un grand ménage dont la durée s’étalera sur exactement 23 ans et quatre jours, au fond, ma «vraie» sentence.
Au cœur de ma première transition : profonde et nécessaire psychothérapie. Celle-ci encadrée et supervisée par des professionnels du Service Correctionnel du Canada. Rencontres entre moi et moi, l’enfant intérieur et l’ensemble de mes chapitres d’histoire de vie. «Y a du stock !»
Puis, deuxième maison de transition. Poursuite des travaux en psychothérapie. Réinsertion sociale meublée de plusieurs années de bénévolat dans un centre de réadaptation pour personnes physiquement diminuées ou victimes d’accidents. Quelle super école que celle d’étudier la vie, voire ma propre vie, avec et à travers celle d’autres êtres humains, pour certains, très lourdement handicapés. Ce qui m’y frappe ? Leur dérangeant sourire au visage pour la plupart. La personne handicapée, c’était moi. Ces gens diminués m’ont montré à vivre.
À mes essentiels besoins de réhabilitation aux plans émotionnel, rationnel et corporel s’ajoutait celui au plan spirituel. Vous connaissez certes l’expression «vide intérieur». Un vide doublé par un viscéral besoin de paix intérieure très profond.
Une porte s’ouvre alors à moi. Me voici admis dans une fraternité chrétienne-catholique n’accueillant que des «poqués» de la vie, «poqués» qui étaient aussi des miroirs humains de presque tout ce que j’avais fait de pervers dans ma vie.
Vous vous rappelez les Dix commandements de Dieu ?
Vous ignorez certes que, lors du drame, je me suis aussi servi d’un crucifix pour passer à l’acte. Cette fraternité où j’habite porte au cœur même de son existence la croix du Christ et certaines des vertus qui y sont rattachées : miséricorde, compassion, pardon et combien plus encore.
Du et de pardon, j’ai un splanchnique besoin. De donner sens à ma vie aussi. Je prie. Ma santé spirituelle s’améliore. Avec le psy et autres intervenants professionnels, je poursuis le grand ménage du total de ma personne, de plus en plus conscient des dommages causés par «mon» crime. L’exercice est fastidieux, pesant et exigeant mais combien libérateur ! Arrive 1996, fin totale de ma sentence de sept ans. Ouf !
L’air de la campagne m’appelle. Maison louée dans Charlevoix avec et malgré mon statut social de «B.S.».
La Nature avec ses montagnes, ses vallées, le fleuve, les fleurs pour m’accompagner dans ma pacification, celle de moi avec moi et moi avec les «autres».
6 et 7 septembre 2001, rencontre inattendue avec une femme perdue de vue au tout début des années 60. Eh oui, 40 ans plus tard, l’amour m’adresse des clins d’œil. Son prénom : Denise.
Janvier 2002, séjour si heureux et si nourrissant en France, toutes dépenses payées par une femme d’origine française au corps fort lourdement handicapé rencontrée ici, au Québec, un an plus tôt.
C’est de la France que j’appellerai Denise pour lui confier que je l’aime, non sans avoir, au préalable, livré un épique combat avec l’idée même de l’amour.
Le besoin d’aimer et d’être aimé étant, je traverse le fleuve en direction de Rimouski. J’ignore alors ce qui m’y attend: mariage, université (différente de celle carcérale), achat d’une première maison, cercle social fort élargi et combien plus !
L’université : un rêve… réalisé. Prêts et bourses et j’ai 58 ans. Un an de baccalauréat, plus deux années de maîtrise. J’y sors sans diplôme et avec une dette. Riche d’expériences de vie et de la vie, mais pauvre et heureux. 2003, mariage à la cathédrale de Rimouski. Ouf ! Quel cadeau ! Je reviens de si loin, «ça n’a pas d’bon sens !»
Un professeur me parle de justice réparatrice. Mon oreille n’est pas sourde à mon besoin de poursuivre ma réconciliation. Novembre 2005, une semaine complète à m’impliquer pendant la Semaine nationale de la justice réparatrice. Endroits des rencontres : une église à Laval, l’Université de Montréal, l’UQAM, l’église Saint-Alphonse d’Youville, le parlement d’Ottawa et, finalement, une église sur la rue Ontario. À ma sortie de cette église, le hasard, auquel je ne crois pas, fait qu’à une femme je demande pardon. Dans ses bras elle me prend, et le pardon elle m’accorde.
J’approche du but. Février 2012, le 22, à ma demande, je comparais et témoigne devant les membres du comité d’experts mis sur pied par le ministre concerné de l’époque. Comité dont le mandat est d’étudier et de colliger les tenants et aboutissants des drames intrafamiliaux au Québec. À ses experts j’énumère une trentaine de constats répondant aux pourquoi j’ai tué et comment, dans ma vie, j’en étais arrivé à cette horreur.
En franchissant la porte de la salle de conférence, j’avais la certitude d’être un homme libre. Oui, 23 ans et quatre jours plus tard, j’étais physiquement et intérieurement libre.
Que de mercis à formuler à l’endroit de tout ce qui m’a permis d’y arriver !